La Princesse de Clèves

Quel plaisir de se replonger dans la célèbre histoire de Mme de Clèves, remise au goût du jour il y a quelques années alors que Nicolas Sarkozy affirmait que plus personne ne la lisait et ne s’émouvait de sa destinée. Quel bien lui en a pris !

La princesse de Clèves est considérée comme le premier roman psychologique. Mme de Lafayette sonde l’âme de sa princesse avec une grande finesse. Mais c’est aussi un grand roman d’un point de vue stylistique et narratif. On se souvient de ces grandes scènes de littérature : les premières entrevues entre les protagonistes et surtout les deux scènes voyeuristes à Coulommiers. Claire Bouilhac illustre très fidèlement ces épisodes (les dialogues originels sont conservés) et découpe son récit méthodiquement : la rencontre avec le prince de Clèves, celle avec Nemours, le tournoi, la lettre, les deux scènes à Coulommiers et l’entrevue finale. L’adaptation en bandes dessinées permet de bien distinguer ces scènes et il est amusant de voir ces personnages monumentaux prendre figure humaine. Le duc de Nemours paraît bien fade tandis que Mme de Clèves a des allures de déesse déchue à la Marie-Antoinette. Sans doute une volonté de l’autrice qui a accentué à l’inverse la noblesse du prince de Clèves. La beauté du couple Nemours-Clèves paraît peu de choses à côté du couple Clèves-Clèves, étonnamment moderne.

Je crois même que les obstacles ont fait votre constance. Volontaires ou fruits du hasard, ils vous ont animé à les vaincre, et donné assez d’espérances pour ne pas vous rebuter. Vous êtes né pour séduire et être séduit.

L’adaptation est écrite à quatre mains : comme un dialogue entre les différentes autrices, l’histoire de la princesse est encadrée par deux scènes racontées par Catel Muller. La première est une entrevue entre Mme de Lafayette et La Rochefoucauld au cours de laquelle le projet de roman est évoqué et la seconde est une discussion entre Mme de Lafayette et Mme de Sévigné : les deux femmes de lettres commentent le succès de la princesse. Mme de Lafayette paraît aussi sage que son héroïne, aspirant à la retraite tandis que Mme de Sévigné amuse avec ses boucles folles et son goût pour les mondanités.

Claire Bouilhac et Catel Muller mettent en scène la genèse et la réception de La Princesse de Clèves et dressent de beaux portraits de femmes tout en nuances et contradictions. Le récit dans le récit (le roman écrit par Mme de Lafayette) est mis en avant par des lignes nettes et des couleurs profondes tandis que la postériorité des deux entrevues encadrantes (le temps du récit) est illustrée par un trait plus léger.

Une adaptation fidèle qui illustre à merveille le récit originel.

Madame de Lafayette. Bouilhac et Catel. La Princesse de Clèves. 2019

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie « 2021, cette année sera classique ».

Pierre de Lune

Le soir de ses dix-huit ans, Rachel Verinder reçoit de la part de son oncle un présent maléfique : la pierre de Lune, joyau d’une grande valeur, volé aux Hindous au cours du siècle précédent et porteur d’une malédiction sur tous ceux qui la possèderont. Rachel exhibe fièrement le diamant à son corsage tandis que sa mère, son cousin et l’intendant de la maison s’inquiètent : l’oncle renié ne tenterait-il pas de se venger de sa sœur en offrant à sa nièce un cadeau empoisonné ? Au moment de son coucher, Rachel enferme le joyau dans le petit meuble des Indes de son boudoir. Le lendemain matin, on crie au vol.

Pierre de Lune est considéré comme le premier roman policier de la littérature pourtant son auteur demeure très mal connu des lecteurs français. Collins pose ce qui deviendra des motifs de la littérature policière à commencer par la figure de l’enquêteur : le sergent Cuff semble davantage s’intéresser au jardinage et aux roses en particulier qu’à l’enquête, pourtant rien ne lui échappe, il est d’une finesse redoutable. Pour preuve, l’enveloppe cachetée au début du roman et brandie au dernier chapitre : elle contient le nom du coupable. Cuff est relayé dans son enquête par un certain nombre de personnages masculins, la plupart présents le soir du vol. Collins donne la parole à ces enquêteurs amateurs, laisse libre cours à son ironie et multiplie les documents utiles à la résolution de l’énigme : témoignages, correspondances, reçus de banque, extraits de journaux… Ces différentes voix sont comme les facettes du diamant et permet de voir apparaître la vérité à travers des prismes. En ce sens, comme l’affirme le préfacier Charles Palliser, la pierre est en elle-même le symbole du roman.

J’ai la conviction – ou l’illusion – que le crime porte en lui sa fatalité. Non seulement je suis persuadé de la culpabilité de Herncastle, mais j’ai assez d’imagination pour croire qu’il regrettera un jour son acte, s’il garde le diamant. Je crois également que d’autre personnes regretteront d’avoir accepté la pierre de Lune, si jamais il leur en fait présent.

Au-delà de l’enquête, Collins peint un milieu, celui de la société victorienne. Les Verinder sont une riche famille aristocratique, on les voit vivre d’abord dans le Yorkshire où ils possèdent un domaine puis à Londres. Rachel observe le bal des prétendants qui danse autour d’elle tandis que ses cousins parcourent le monde. Collins décrit un monde corseté, très codifié, dans lequel l’apparence prime. L’auteur nous montre le laid derrière le beau et les travers de cette société malhonnête mais aussi le beau derrière le laid. Charles Palliser cite deux personnages intéressants à cet égard : Rosanna Spearman et Ezra Jennings souffrent de difformités, pourtant ils sont d’une profonde bonté. Seul Franklin Blake, cousin de Rachel et narrateur d’une grande partie du récit, ose se remettre en question.

Adulaire du mont Adula, Suisse (7×6,5 cm)

La société anglaise décrite par Collins s’oppose à la civilisation hindoue évoquée au premier chapitre et à la toute fin du récit. L’auteur oppose la superstition et la religion à la rationalité exigée par la médecine et l’enquête policière. Il établit en effet un parallèle entre le diagnostic du médecin et l’enquête du détective. Ce sont d’ailleurs les expérimentations du docteur Jennings, tournées en ridicule par la plupart des personnages du roman, qui vont permettre de résoudre une part importante de l’énigme. Ce qui a commencé par une malédiction, en passant par une enquête policière, se termine par une expérimentation médicale. Il est encore trop tôt pour parler de recherches sur l’inconscient mais il est clair que le docteur ouvre une porte qui remet en cause des certitudes bien établies. En ce sens, selon Charles Palliser, les sables frissonnants qui engloutissent et relâchent des choses bien enfouies sont le symbole de l’inconscient, tandis que le vol de la pierre de Lune dans le boudoir de Rachel en pleine nuit, pourrait symboliser le viol de la jeune fille.

Pierre de Lune maintient le lecteur avide dans un suspense permanent. Sans le disperser, Collins lui laisse entendre différentes voix qui permettent d’avoir un aperçu de la société victorienne et d’avancer dans l’enquête. L’auteur est tantôt piquant et mordant, tantôt d’une grande tendresse envers des personnages bien typés. Pierre de Lune est un roman qui mériterait d’être mieux connu tant il est fin, drôle et bien construit.

W. Wilkie Collins. Pierre de Lune. 1869

Roman lu dans le cadre du Club Lecture de la Duchesse

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie « 2021, cette année sera classique ».

L’Ile d’Arturo

Arturo vit avec son père sur l’île de Procida, face à Naples, dans le Palazzo di Guaglioni qui porte ce surnom (« palais des jeunes hommes ») car son ancien propriétaire l’Amalfitain n’appréciait guère la gente féminine. Le récit se déroule entre les quatorze et les seize ans d’Arturo, période complexe au cours de laquelle le jeune héros est amené à remettre en cause ses certitudes.

Arturo grandit seul sur une île qui a gardé son aspect sauvage et sur laquelle le temps ne semble pas avoir de prise. Le jeune garçon se cultive et apprend l’Histoire à travers les livres. Ses journées sont ponctuées par les repas, les allées et venues des bateaux qui font la liaison avec le continent, les balades en barque et les déambulations dans la ville. Arturo voit peu son père, souvent absent, mais cela ne l’empêche pas, bien au contraire, de développer une profonde estime et une admiration certaine à son égard. Quant à la mère, morte en couches, Arturo aime à se la représenter. La vie du jeune Procidain paraît simple, presque monotone, mais son esprit traverse une période charnière. Le roman se situe juste avant sa période d’apprentissage. Grâce à la première personne du singulier, Elsa Morante fait voir au lecteur cette période intense qui précède et conduit au début de la pérégrination initiatique du héros.

Procida

Arturo épouse les idées de son père, se félicite de sa virilité naissante, développe la misogynie propre aux hommes qui fréquentent la maison des Guaglioni et maltraite Nunzia, sa jeune belle-mère. Les certitudes hautaines et les pensées haineuses envers les femmes rendent, dans un premier temps, le jeune homme peu sympathique. Mais Elsa Morante a su montrer les failles des personnages, odieux et sûrs d’eux d’un côté, faibles et sensibles de l’autre. Wilhelm, Arturo et même Nunzia souffrent en secret d’une frustration sentimentale, d’un manque d’amour : Wilhelm fuit constamment son île, il manque une mère à Arturo et Nunzia reporte sur son fils Carmine l’amour qu’elle ne peut donner à son mari.

Les bruits du vent et des vagues se mêlaient, et ce chœur naturel, d’où était absente toute voix humaine, discutait certainement de mon destin, dans un langage aussi incompréhensible que la mort.

Elsa Morante décrit un paysage, pose une atmosphère et analyse, dans une vie calme, bercée par les vagues, la tempête des sentiments qui agite l’esprit de ses personnages. Le temps semble cyclique mais les émotions et les frustrations, elles, sont de plus en plus vives. Le lecteur finit par s’émouvoir de ces personnages, peu attachants au premier abord, mais pétris de souffrances secrètes. L’Ile d’Arturo est un roman douloureux qui offre tout de même une porte de sortie au jeune héros.

Elsa Morante. L’Ile d’Arturo. 1957

Roman lu dans le cadre du club Lecture de la Duchesse

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie « Cette année, je (re)lis des classiques » (édition 2020).

Le hussard sur le toit

Angelo, un jeune hussard piémontais, traverse une France dévastée par le choléra de 1838 avant de rejoindre l’Italie, suite à un duel politique.

Jean Giono inscrit son récit dans une géographie très précise : le lecteur rencontre Angelo sur la route de Banon, le suit à Manosque et le quitte à Théus, prêt à traverser les Alpes. La Provence du XIXe siècle est riche en odeurs et en saveurs. Angelo se nourrit de melons, de tomates, de vin et de fromage de chèvre mais se garde bien de boire l’eau, par crainte de la contamination. Le lecteur ressent la chaleur, la moiteur de la canicule et l’orage qui menace à chaque instant, sur la route du village au hameau, de la forêt à la ville. Le jeune homme traverse une région désolée où les cholériques tombent les uns après les autres avec une fulgurance terrifiante, où les morts s’entassent dans les charrettes et où les étrangers sont à tout moment, menacés de quarantaine.

C’est à Manosque qu’Angelo séjourne le plus longtemps : quatre jours sur les toits de la ville, au cours desquels il rencontre pour la première fois Pauline de Théus et trois jours auprès d’une nonne qui apporte les derniers soins aux morts qui s’accumulent. Ailleurs, le jeune hussard passe sans s’arrêter, croisant des hommes et des femmes, des soldats et des paysans, sans profondeur narrative. Dans ce brouillard humain, hormis le souvenir invoqué des mères, seules cinq figures se dessinent : le « petit Français », un jeune médecin qui se donne corps et âme au soin des malades, l’homme à la redingote, un médecin philosophe, Guiseppe et Lavinia, le frère de lait d’Angelo et sa femme, et surtout, Pauline, auprès de qui le jeune homme passera une dizaine de jours, le temps de voyager de Manosque à Théus, en prenant soin d’éviter les soldats et les quarantaines. L’être le plus précisément décrit reste néanmoins le malade au « faciès éminemment cholérique », ce qui fait du Hussard sur le toit, un roman très physique. Pas de romantisme (la qualification de « romance en Provence » destinée à captiver un public ciblé paraît tout à fait abusive) mais une analyse minutieuse des corps qui souffrent et un souci des besoins vitaux.

Le cholérique n’est pas un patient : c’est un impatient. Il vient de comprendre trop de choses essentielles. Il a hâte d’en connaître plus. Cela seul l’intéresse et, seriez-vous cholériques l’un et l’autre qui vous cesseriez d’être quoi que ce soit l’un pour l’autre. Vous auriez trouvé mieux. […] L’être cher vous quitte, pour une nouvelle passion, et que vous savez être définitive.

Le récit est encadré par deux figures de médecin diamétralement opposées. Le second reproche au premier de se vouer à la survie des malades non par amour de son prochain mais par orgueil. Pour l’homme à la redingote, le pays subit avant tout une épidémie de peur. Et si Angelo est épargné alors qu’il côtoie de près les malades, c’est qu’il est bon et courageux. La maladie est une forme d’égoïsme, un dernier « sursaut d’orgueil. » Plus rien ne compte pour le contaminé, ses peines et ses joies tombent en poussière devant son anatomie dévastée. Ce dernier discours semble la clé de compréhension de ce récit à la fois physique et métaphorique.

Jean Giono donne à voir le parcours initiatique d’un jeune homme noble et courageux, qui prend des allures d’expérience sensuelle et philosophique, dans un milieu hostile finement analysé faisant écho au contexte actuel.

Jean Giono. Le hussard sur le toit. 1951

Roman lu dans le cadre du club Lecture de la Duchesse

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie « Cette année, je (re)lis des classiques » (édition 2020).

Les frères Karamazov

L’intrigue du dernier roman de Dostoïevski s’articule autour d’une figure paternelle qui n’en a que le titre : entre conflits d’argent et rivalités amoureuses, les relations entre Fiodor Pavlovitch et ses fils ne sont pas tendres. Les trois fils légitimes, Dimitri, Ivan et Alexei, ainsi que le fils illégitime Smerdiakov, ont été les victimes de mères mortes trop tôt et d’un père défaillant. Bien qu’au cours de leur prime jeunesse, ils aient tous bénéficié des soins aimants du serviteur Grigori et de sa femme Maria, les garçons ont tous des histoires différentes qui ont forgé leur personnalité.

Dostoïevski dresse les portraits de personnages complexes tiraillés entre la morale, la vérité et l’explosion de leurs émotions. Dimitri se reconnaît aisément voyou et noceur mais passer pour un voleur aux yeux de Katerina Ivanovna, sa noble fiancée qu’il a abandonnée pour Grouchenka, une femme entretenue qui plaît aussi à son père, sera le drame de sa vie. Ivan, sensible et philosophe, cache une culpabilité qui le ronge. Alexei quant à lui, futur moine et noble cœur, envoyé par le starets Zossima auprès de ses frères, tente de comprendre, de démêler les tensions et d’apaiser la situation. Enfin Smerdiakov est présenté comme un dégénéré, délicat et épileptique. Les mères sont absentes de ce drame familial mais le portrait des potentielles épouses est peint avec nuances. Katerina et Grouchenka, rivales et opposées, se battent néanmoins toutes les deux pour leur dignité et leur liberté dans ce monde dicté par les hommes.

Fiodor Dostoïevski en 1876 (domaine public).

Les frères Karamazov est un roman philosophique dans lequel Dostoïevski s’interroge sur la religion, la morale et la complexité des rapports humains par le biais de fables (l’histoire du grand Inquisiteur), de discussions animées (entre Ivan et Alexei entre autres) et d’histoires parallèles. A côté de ceux qui se battent pour leurs terres et leur héritage, il y a ceux qui se battent pour leur survie au quotidien. Suite à l’humiliation que Dimitri fait subir à Snegiriov, les Karamazov rencontrent la famille de cet ancien capitaine et découvrent une réalité méconnue, des âmes nobles et complexes dans des corps sales et des vêtements usés. Ainsi Alexei se lie d’amitié avec une ribambelle de jeunes écoliers tous plus intéressants les uns que les autres, qui se révèlent à la fois cruels et tendres, seule lumière d’espoir.

Les frères Karamazov est un roman philosophique très abouti, dense et complexe. Dostoïevski donne à penser bien au-delà de la finitude humaine et dresse des portraits magnifiques de personnages faillibles, perdus entre l’amour de la vertu et le penchant du vice.

Fiodor Dostoïevski. Les Frères Karamazov. 1880

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie « Cette année, je (re)lis des classiques » (édition 2020).

Les frères Karamazov, tome I

Ivan à son frère Aliocha :

Plus bête c’est, plus c’est proche du concret. Plus c’est bête, plus c’est clair. La bêtise, elle est courte, elle est naïve, alors que la raison fait des méandres et se camoufle. La raison, c’est une crapule, alors que la bêtise est franche et honnête.

Ivan à son frère Aliocha :

En fait, quand on parle parfois de la cruauté « bestiale » de l’homme, c’est une injustice terrible et blessante pour les animaux ; un animal ne pourra jamais être aussi cruel qu’un homme, cruel avec un tel sens artistique, un tel art. Le tigre dévore, déchiquette, tout simplement, il ne sait rien faire d’autre. Il ne lui viendra jamais à l’idée, à lui, de clouer les gens avec des clous par les oreilles pour la nuit, quand bien même il aurait la possibilité de le faire.

Tigres. Planche issu du catalogue libre de droits de la Biodiversity Heritage Library.

Le starets Zossima à ses disciples :

Souviens-toi surtout que tu ne peux être le juge de personne. Car nul juge ne peut juger le criminel avant que ce juge lui-même ne se rende compte qu’il est lui-même un criminel exactement semblable à celui qui se tient devant lui, il est peut-être bien le premier coupable. Quand il s’en sera rendu compte, alors il pourra être juge.

Fédor Dostoïevski. Les frères Karamazov. Tome I. Traduit du russe par André Markowicz.

La peau de chagrin

Alors que, désespéré, il s’apprêtait à se jeter dans la Seine, Raphaël entre dans la boutique d’un antiquaire et y découvre mille et un trésors. Parmi ce bric-à-brac venu d’Orient qui rappelle la fascination des auteurs français du dix-neuvième siècle pour l’exotisme, le jeune homme est attiré par une peau de chagrin aux pouvoirs surnaturels : elle serait capable d’exaucer n’importe quel souhait ; en échange de ce don, véritable pacte diabolique, elle serait intimement liée à la vie de son propriétaire et décompterait ses jours à mesure qu’elle répondrait à ses désirs. Raphaël quitte cette caverne d’Ali Baba muni du talisman et rencontre Emile, un écrivaillon mondain de ses amis, à qui il confie les malheurs de son existence.

Agée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et perfections. Du reste, elle avait les gestes discrets et monastiques des femmes habituées à s’aimer elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir à leur destinée d’amour.

Le lecteur rencontre Raphaël, le personnage principal du roman, à un moment crucial de sa vie : le suicide manqué et l’achat de la peau de chagrin. Le récit fait à Emile permet de remonter les années de vie du jeune héros depuis son enfance jusqu’au point de basculement de son existence qui correspond au présent de la narration. Raphaël est un jeune homme modeste, bien éduqué, né dans une famille aimante qui lui a inculqué des principes de droiture, d’économie et de labeur. Le jeune homme, logé chez une femme au grand cœur flanquée de sa charmante fille, Pauline, poursuit des études de droit à Paris. Mais, comme bon nombre de héros masculins balzaciens, Raphaël ne peut se contenter de cette vie simple et rêve de conquérir le monde. Rejetant l’amour de Pauline à cause de sa pauvreté, le jeune homme rêve de gloire littéraire, de succès auprès des femmes les plus courtisées de la capitale et de richesses inépuisables.

Illustration de l’édition originale : le banquet chez le banquier Taillefer

La Peau de chagrin se situe entre le roman d’apprentissage et le conte moral : Balzac narre l’entrée dans le monde d’un jeune homme ambitieux et s’interroge sur la démesure des désirs. La question de l’argent est au cœur du roman : Raphaël, devenu marquis et riche à millions, tremble pour ses jours à chaque instant et n’a pas su apprécier le bonheur simple qui lui était offert. La Peau de chagrin est un récit magistralement construit qui jongle entre passé et présent, voix narratives et récits enchâssés. Comme Balzac, auteur réaliste par excellence qui, cependant, donne des allures fantastiques à son récit, Raphaël enrage de croire au pouvoir du talisman « à une époque où tout s’explique, où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux, et soumettrait ses miracles à l’Académie des Sciences. » Le jeune homme soumet sa peau de chagrin à un trio de scientifiques : un naturaliste, un mathématicien et un physicien, sans succès. De même, il soumet sa propre santé à un trio de médecins aux avis divergents : « Caméritus sent, Brisset examine, Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une âme, un corps et une raison ? »

La Peau de chagrin est un récit de vie vivant et rythmé aux accents fantastiques, un conte moral intemporel qui dénonce la démesure des désirs et la prétention de la science à vouloir tout expliquer en occultant la place des affres irrationnels des pensées, des croyances et des sentiments humains.

Honoré de Balzac. La Peau de chagrin. 1831

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie « Cette année, je (re)lis des classiques » (édition 2020).

La recluse de Wildfell Hall

La famille de Gilbert Markham et leurs voisins curieux s’interrogent sur la présence à Wildfell Hall d’une jeune artiste qui se fait appeler Mrs Graham, simplement accompagnée de sa gouvernante Rachel et de son fils Arthur. Attirée par la jeune femme, Gilbert tente de nouer une relation avec elle et d’en savoir plus sur son histoire.

Anne Brontë. Aquarelle de Charlotte Brontë. 1834

Le récit de la plus jeune des sœurs Brontë, auteure de deux romans, est composé de deux textes enchâssés : le premier est celui de Gilbert, il s’agit de sa correspondance avec son ami Halford ; le second est celui d’Helen, il s’agit de son journal intime tenu depuis la fin de son adolescence et son mariage avec Arthur Huntingdon jusqu’à son arrivée à Wildfell Hall. Cette double référence permet de présenter à la fois le point de vue des gens de la contrée à travers le récit de Gilbert mais aussi celui d’Helen sur sa propre situation. Brontë utilise le regard bienveillant de l’amoureux pour relativiser les racontars des voisins sur la situation de la jeune femme mais surtout pour faire le lien entre les deux récits et présenter l’histoire d’Helen sous différents angles. En effet, dans la société victorienne, il est impensable qu’une femme mène une existence autonome et vive du commerce de ses tableaux. Helen est une femme intelligente, détentrice d’une puissance morale lui permettant de surmonter toutes les épreuves de sa vie. Mariée très jeune, elle subit les fléaux de la société misogyne de son époque : l’alcoolisme, la violence, la corruption des enfants, le musèlement des femmes.

Vous croyez peut-être très fort de vous amuser à piquer ma jalousie, prenez garde de ne pas plutôt éveiller ma haine. Lorsque vous aurez éteint mon amour, vous découvrirez qu’il n’est pas facile de le ranimer.

Les procédés d’Anne Brontë peuvent paraître manquer de finesse, les personnages féminins, de poigne et de caractère, le discours, déborder d’un moralisme dépassé mais il faut replacer le récit dans son contexte et louer l’intention féministe du roman qui lui a valu d’être largement censuré.

Anne Brontë. La recluse de Wildfell Hall. 1848

Cette lecture me permet de participer au défi de Madame lit sur le thème de la littérature classique pour ce mois d’août et à celui de Blandine et Nathalie Cette année, je (re)lis des classiques !

Challenge

Le Comte de Monte-Cristo

Edmond Dantès est un jeune marin destiné à une vie joyeuse : un père aimant, un armateur satisfait de son travail et surtout un mariage prochain avec la jeune fille qu’il aime. C’est sans compter les jaloux et les ambitieux qui dénoncent Edmond comme dangereux espion bonapartiste et l’envoient dans les prisons du château d’If, une île au large de Marseille. A sa sortie de prison, Dantès devient le puissant, impénétrable et fantasque comte de Monte-Cristo bien déterminé à mener à bien sa terrible vengeance.

Le Comte de Monte-Cristo est un roman d’aventure populaire, comme en témoignent son succès commercial et l’engouement des lecteurs du feuilleton paru entre 1844 et 1846. Il s’agit à la fois d’un roman à intrigues et d’un tableau de mœurs. On y côtoie des bergers devenus brigands, des pachas, des abbés, des rescapés du bagne, mais aussi des Pairs de France, des banquiers, des femmes du monde. On assiste à des évasions, des demandes de rançon, des découvertes de trésors mais aussi à des spectacles, des dîners, des bals du Paris à la mode. Dumas fait voyager le lecteur sur les routes de France et d’Italie et dans l’imaginaire oriental cher aux artistes du XIXe siècle. L’auteur a su implanter à merveille les codes du roman d’aventure bien connus des lecteurs de son temps dans le contexte social, politique et culturel du Paris du XIXe siècle. S’identifier et s’évader, voilà les clés d’un succès amplement mérité.

Ile de Monte-Cristo, Toscane

Tout est logique, cohérent, minutieusement construit. Edmond Dantès entre et sort de prison un 28 février, récompense et se révèle à la famille Morrel un 5 septembre, donne des rendez-vous jour pour jour à Albert et Maximilien. Monte-Cristo blesse là où ça fait mal : l’argent, l’honneur, la loi, mais, en souvenir de Mercédès et de son père, il respecte au plus haut point l’amour conjugal et l’amour filial. Le puissant comte se désigne bras armé d’un Dieu qui récompense les Bons et punit les Méchants. Pour satisfaire sa terrible entreprise, s’appuyant sur secrets, failles et erreurs, il resserre les mailles du filet autour de ceux qui ont causé le malheur du jeune marin. Personnages et situations sont corrélés les uns aux autres par un démiurge maléfique qui ne trouvera la paix qu’après la vengeance accomplie, quels que soient les dommages collatéraux.

Même si les personnages tiennent plus du caractère que de la psychologie finement élaborée (l’homme d’honneur, l’ami loyal, l’amante soumise, la jeune fille pure, l’empoisonneuse, l’artiste…), Dumas sait construire un réseau de personnages intéressants autour de Monte-Cristo et nous donne régulièrement accès à leur intériorité. Quant au comte, il est admirable dans son intelligence et sa générosité, effrayant dans son désir démesuré de vengeance et touchant dans ses doutes et ses troubles lorsque l’amour s’en mêle. Un grand héros romanesque qu’on a de la peine à quitter.

Alexandre Dumas. Le Comte de Monte-Cristo. 1846

Cette lecture me permet de participer au défi de Blandine et Nathalie Cette année, je (re)lis des classiques !

Challenge

Le diable au corps

Il faut admettre que si le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas, c’est que celle-ci est moins raisonnable que notre cœur.

En 1918, François, narrateur du récit issu d’une famille bourgeoise, lycéen en dilettante, s’éprend de Marthe, une jeune femme oisive à peine plus âgée, alors que son mari, Jacques, est à la guerre.

Le Diable au corps est le premier roman de Raymond Radiguet, mort à vingt ans, auteur injustement méconnu malgré son amitié avec Cocteau (c’est d’ailleurs ce seul élément biographique qui semble avoir intéressé les critiques littéraires). Pourtant Le Diable au corps est un beau roman sur la fougue de la jeunesse et la passion. François a soif de vie et d’expériences. Il s’éprend de Marthe comme il se serait épris d’une autre, mais il le fait avec application. Présents, moments tendres, jalousie, mensonges…, cette passion enfantine mime scrupuleusement les amours littéraires des romans du siècle précédent. Le narrateur a l’innocence et la naïveté d’un jeune homme de seize ans qui découvre les joies de l’école buissonnière, des balades à Paris, des promenades champêtres et des premières amours. Il a aussi la lucidité et la sagesse d’un futur intellectuel capable d’analyser ses sentiments, de les mettre à nu sans jugement de valeur mais sans épargner non plus leur fausseté passagère.

Amedeo Modigliani. Raymond Radiguet. 1915 (collection privée)

Le Diable au corps prend les allures d’un roman autobiographique, un texte d’apprentissage qui place une première histoire d’amour comme évènement formateur. L’écriture, à la fois légère (le ton) et profonde (le sujet), mime bien les difficultés d’une jeunesse, insouciante par nature, à se voir confronter à une vie d’adulte (les responsabilités et la morale) dans un contexte de guerre douloureux.

Raymond Radiguet. Le Diable au corps. 1923

Cette lecture me permet de participer au défi de Madame lit sur le thème de l’amour pour ce mois de février et à celui de Blandine et Nathalie Cette année, je (re)lis des classiques !

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