L’histoire de Suite française publiée en 2004 et récompensée par le Prix Renaudot la même année est presque aussi romanesque que le récit lui-même. Suite française est un roman inachevé (le projet initial devait comporter un millier de pages réparties en quatre ou cinq parties) : Irène Némirovsky, romancière russe juive convertie au catholicisme le rédige en 1942 alors que la France est occupée. L’autrice écrit deux parties « Tempête en juin » et « Dolce » avant d’être déportée. Ses amis et sa famille, malgré des efforts acharnés, perdent définitivement sa trace le 14 juillet 1942. Son mari déporté quelques mois plus tard, elle laisse deux filles Denise et Elisabeth entre les mains d’une garde-malade dévouée Julie Dumot, qui a su protéger les fillettes de la traque des gendarmes, d’abord cachées dans un couvent puis dans des caves de la région bordelaise. D’un refuge précaire à l’autre, Denise a sauvegardé les manuscrits de sa mère dans une précieuse valise. De nombreuses années plus tard, ils font l’objet d’une publication, introduits par une préface et accompagnés de notes d’Irène Némirovsky et d’extraits de correspondance entre 1942 et 1945.
Suite française est le récit de l’occupation allemande en 1942. Dans « Tempête en juin », Irène Némirovsky narre l’exode des Français vers des terres plus libres. On ressent le désordre et le chahut des départs précipités. L’autrice choisit de montrer la diversité des fuyards : banquiers, employés, conservateurs de musée, artistes, famille, curé… jeunes et vieux, adultes et enfants. Sans jugement, elle dévoile les cœurs nobles et les bassesses : Gabriel Corte se fait arracher son déjeuner à la volée ; Charles Langelet vole l’essence d’un jeune couple insouciant ; tandis que Jean-Marie Michaud, le fils des employés de banque, blessé, est recueilli par des fermiers et que Hubert, le jeune fils des riches Péricand, quitte ses parents pour s’engager dans l’armée française. Impossible de ne pas penser à Miroir de nos peines, troisième tome de la trilogie historique de Pierre Lemaître qui narre ce même affolement de l’exode, la convergence vers Bussy et concentre son récit autour de la figure de Madeleine, non pas Péricand mais Péricourt.

Alors que Lucile Angellier n’apparaît que très brièvement dans « Tempête en juin » (elle offre le couvert à Maurice et Jeanne Michaud lors de leur périple vers Tours), elle est l’héroïne de « Dolce ». A Bussy, l’armée allemande installe ses troupes et les habitants sont contraints de cohabiter avec l’ennemi. Lucile Angellier vit seule avec sa belle-mère en attendant le retour d’un mari prisonnier en Allemagne qu’elle n’a pas eu le temps de connaître : mariage arrangé juste avant le départ à la guerre de Gaston. Les dames Angellier, propriétaires d’une maison de maître confortable, sont contraintes d’accueillir le lieutenant Bruno von Falk. Alors que la vieille Mme Angellier refuse d’adresser la parole à l’officier, Lucile se laisse séduire par les manières douces et polies de l’Allemand. Lucile et le jeune homme apprennent discrètement à se connaître lors de conversations régulières au jardin. La jeune femme, réservée, est partagée entre son cœur de Française et son attirance pour l’Allemand mais aussi entre ses devoirs d’épouse envers un mari qu’elle ne connaît pas et qui entretient une jeune femme en ville, et son cœur de jeune femme prompt à s’émouvoir et que les manières douces de l’officier ont su éveiller. Autour du couple, gravitent les habitants de Bussy et leurs hôtes. Némirovsky se moque des puissants (la vicomtesse entre autres) et éprouve une infinie tendresse pour ses fermiers. Le désespoir résigné de Madeleine, jeune orpheline contrainte d’épouser un homme de sa classe, alors qu’elle aime le distingué Jean-Marie, blessé et recueilli dans « Tempête en juin », est traité avec tendresse et bienveillance. De même pour Cécile, aussi amoureuse de Jean-Marie mais consciente de sa classe, qui ne trouvera pas homme à épouser. Némirovsky aime ses personnages d’amoureuses et les traite avec douceur, ce qui donne des allures féministes au récit.
Suite française est un roman puissant et douloureux et l’histoire du manuscrit amplifie ces impressions. Irène Némirovsky aime ses personnages et les fait vivre tels qu’ils sont, tantôt lâches, tantôt héroïques, sous les yeux du lecteur contemporain dont la mémoire collective d’une sombre époque est ravivée.
Irène Némirovsky. Suite française. 2004